Glanures lexicologiques dans des documents des 14e et 15e siècles provenant de l’évêché de Durham

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William Rothwell (2000)

    Nos connaissances de l’activité littéraire des religieux de l’évêché de Durham au moyen âge proviennent de deux recueils de textes publiés au dix-neuvième siècle (Hardy, 1873-78; Fowler 1898-1901), mais qui n’ont pas attiré jusqu’ici l’attention des spécialistes de l’ancien français, probablement parce qu’ils offrent un mélange de latin, français et moyen anglais. Pourtant, les documents en français contiennent de nombreux vocables qui font défaut aux dictionnaires actuels et, en plus, la matière traitée n’est pas la même dans les deux collections, de sorte qu’elles fournissent deux types de vocabulaire bien différents l’un de l’autre. Le Registre de l’évêque, dont les documents se concentrent dans la première moitié du 14e siècle, consiste essentiellement en un échange de lettres acerbes avec le roi, ce qui fait que son vocabulaire est de nature administrative et juridique, tandis que les livres de comptes de l’abbaye, qui s’étendent sur plus de deux siècles, donnent de nombreuses listes très détaillées d’objets de toute sorte achetés pour la construction et réparation des bâtiments, pour le maintien des charettes et des charues, pour les besoins des différents animaux, pour les vêtements des religieux et les divers instruments du culte, et enfin pour la nourriture de tous les habitants de cette grande maison religieuse. Sur ce chapitre, le lexicologue doit se féliciter du goût très marqué des moines pour les friandises. Cependant, il est regrettable non seulement que l’édition actuelle n’offre que des extraits d’une somme importante de documents de nature très variée, mais aussi que l’éditeur ait supprimé beaucoup de passages contenant des listes d’objets quotidiens qui auraient bien pu livrer des trouvailles lexicologiques pour enrichir les dictionnaires de toutes les trois langues en présence. En tout cas, le mélange linguistique est loin d’être identique dans les deux recueils. Dans le Registre de l’évêque c’est l’anglo-latin qui domine; l’anglo-français ne s’emploie que dans une minorité des documents, et le rôle du moyen anglais se limite à quelques termes concrets qui dépassent les connaissances en latin du scribe. Par contre, dans les livres de comptes toutes les trois langues s’emploient régulièrement, souvent dans la même phrase, à tel point qu’il est parfois difficile de décider si l’on a affaire à un mot français ou anglais. A titre d’exemple, tandis que coungres (23: 1333; 35: 1338 p214 -40, etc.) et kongyrs (13: 1323-4) se distinguent facilement par l’orthographe, dressour (86: 1445-46) et dressor (87: 1445-6) se classent moins aisément. A première vue, on dirait qu’il s’agit d’un simple terme français employé en anglo-français, mais dressore est attesté en anglais vers 1420; et qui plus est, le mot se trouve déjà en 1318 dans un texte anglo-français (Tout, 1936: 294), à peine une trentaine d’années après la première attestation de Godefroy (2.769c). C’est-à-dire, le terme avait pris racine en Angleterre un siècle et demi avant de figurer dans les comptes de Durham, et était déjà entré dans le lexique du moyen anglais. Par consequent, il est impossible de dire catégoriquement si l’on a affaire à un mot français où anglais. Le cas de dragé est encore plus compliqué. Cette sucrerie est attestée par Godefroy (9.413c) pour le début du treizième siècle, mais elle passe en Angleterre sans trop tarder, se trouvant en anglo-français dans Le Traité de Bibbesworth au milieu du siècle (Rothwell, 1990: v. 1134), et en anglais un siècle plus tard, vers la mème époque où elle est employée fréquemment dans les livres de comptes de Durham. Les formes dragé (125: 1360-1; 272, 286, 288, etc.) et draget (517: 1305-6; 527: 1335-36) sont sans doute à ranger dans le lexique de l’anglo-français, mais il est difficile de dire si les calques latins drageti (516: 1330-31) et drageto (129: 1370+) sont attribuables au français ou à l’anglais; enfin, la forme dragy (121: 1355-56; 124, 554, etc.) représente une adaptation au moyen anglais. Les trois langues sont bien enchevêtrées, toutes les formes du mot étant à la disposition des scribes à la même époque.

    Cette différence dans le rôle joué par les trois langues dans le Registre d’un côté et les comptes de l’autre entraîne une différence de valeur des deux recueils aux yeux du philologue. Le Registre donne un aperçu sur l’emploi du français insulaire dans la correspondance officielle pendant les premières décennies du quatorzième siècle, mais l’étendue du lexique trouvé dans les livres de comptes pour exprimer un tas de termes concrets d’un usage courant leur donne une importance beaucoup plus grande, en tant qu’ils mettent en lumière les complications de la situation linguistique en Angleterre aux quatorzième et quinzième siècles, à l’époque où l’anglais faisait peu à peu son chemin vers sa suprématie actuelle, absorbant en passant la riche moisson de termes français qu’il s’était appropriée au cours des siècles après la Conquête.

    Le rôle du latin dans ces deux collections de documents peut s’expliquer brièvement comme suit: considéré de rigueur pour certaines communications officielles, il est néanmoins incapable d’exprimer des objets ou des idées qui relevaient de la société médiévale mais qui n’existaient pas à l’époque du latin classique. Par exemple, dans le Registre les noms des différents filets de pêche usités couramment  p215 dans les rivières étaient bien connus des scribes en anglais, mais pas en latin: ‘una sagena, scilicet draunet ; … quatuor stelnetes, duo rednettes‘ (iii 40: 1303). Également, les termes de droit posaient des problèmes particulièrement difficiles pour les scribes: ‘habuit omnimodum wreccum ubique per costeram maris’ (iii 46: 1302). Le ‘latin’ wreccum ici est emprunté directement au vocabulaire de la procédure anglaise, et signifie le droit qu’avait le propriétaire du littoral de saisir tout objet rejeté sur le rivage. Le latin classique n’offre rien de semblable. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’un accusé choisit de comparaître devant un jury, le soi-disant ‘latin’ du texte n’est que du français traduit mot à mot: ‘et de hoc ponit se super patriam’ (ii 1257: 1314). On trouve l’anglo-français orginal de cette locution en 1291-1292 dans le texte de Britton (Nichols 1865): ‘et le defendaunt se eyt mis de ben et de mal el pays’ (i 124) et ensuite dans les Statues of the Realm: ‘se met en pays de ben et de mal’ (i. 49). Bien que chaque mot dans cette phrase figure dans les dictionnaires du latin, ils font un ensemble qui aurait été incompréhensible à Cicéron ou à Virgile. De plus, même des mots d’un usage tout à fait courant manquaient souvent au vocabulaire latin des scribes. Voici la phrase ‘latine’ qui détermine la part des droits de pêche dans la Tyne qui doit revenir à l’évêque: ‘ (la ligne de partage passera au milieu de la rivière) et eadem aqua mensurari debet ad mayne flod, quando eadem aqua fluit, ut sit plena de banke en banke ‘ (i 81: 1311). En plus de l’anglais flod, on remarquera ici l’emploi de l’anglais banke, alors que le scribe qui avait rédigé le document de 1302 avait employé le latin costeram. Le même phénomène se rencontre aussi dans les livres de comptes qui fourmillent d’un bout à l’autre d’exemples de mots qui se présentaient à l’esprit des scribes en anglais, mais qu’il fallait souvent affubler de désinences latines pour satisfaire aux exigences de la convention. On y trouve parmi bien d’autres excentricités le rattinario (42: 1347), son compagnon le furettario (84: 1445-6), ‘iij gonnys (armes à feu) ‘, 133: 1385-86) et, plus explicitement, ‘unum gun cum pulvere pro guerra’ (395: 1404), aussi bien que hatbandys (224: 1412-13) et une foule d’autres exemples pareils.

    Sur le plan de leur importance linguistique, les deux recueils se complètent: le lexique des livres de comptes est beaucoup plus riche que celui du Registre, mais le Registre offre un texte suivi, au lieu d’une série décousue d’objets, de sorte q’il est difficile d’écarter le témoignage de tous les deux sous prétexte que l’anglo-français des quatorzième et quinzième siècles ne constituait pas un système linguistique valable. Il différait du français continental en matière d’orthographe, de morphologie, de syntaxe et aussi de lexique dans une certaine mesure, mais il offrait quand même à la classe lettrée  p216 en Angleterre un moyen d’expression linguistique tout à fait cohérent, un outil précieux pour la conservation de documents importants et pour la correspondance tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. La langue des recueils de Durham s’accorde en gros avec celle qu’on trouve dans les Letters of Edward, Prince of Wales 1304-5 (Johnstone, 1931) ou le Recueil de Lettres anglo-françaises 1265-1399 (Tanquerey, 1916) entre autres, à ceci près, que leur importance est plus grande, parce que leur lexique est beaucoup plus extensif.

    Nous nous occuperons en premier lieu de l’élément français dans ces deux recueils, ne nous référant au latin et à l’anglais que dans les cas où ils contribuent directement à l’étude du français, soit en forme de mots authentiques ou de mots inventés. Ainsi, pour en donner quelques exemples choisis au hasard dans les livres de comptes, la forme lucerna (135,1394-95: 137: 1400-01, etc.) au sens de ‘petite fenêtre’ sera considérée comme un calque du français lucarne, plutôt qu’un véritable mot du latin médiéval, dont les dictionnaires la connaissent uniquement dans le sens de ‘lampe’; de même, gatis (p.31; 1333-34) ne représente pour nous qu’une forme quasi-latine de l’ancien français gates/jates ‘bol, jatte’; enfin, ‘una parva cista pro garcione …’ (p.397; 1404) n’a certainement pas besoin d’explication.

    En général, les clercs responsables de la correspondence entre le roi et l’évêque ne forgaient pas de nouveaux termes de toutes pièces, mais élargissaient le contenu sémantique de mots déjà courants des deux côtés de la Manche. En voici quelques exemples:

    ‘De ceux qui font persons devenir appelours encountre lour volonté … et appeller auxi bien clers come autres gent, neint coupable et de bone fame’ (iii 79); ‘il y ad un appellour en vostre chastel de N. qui est copable de cel fait (sc. un vol) ‘ (iv 492)

    Dans ces deux cas le contexte montre que les apel(l)ours en question ne sont pas de simples ‘accuseurs’ (cf. apeleor ‘celui qui appelle en justice’ FEW 1.107b-108a), mais plutôt des ‘délateurs’. Cette acception est particulière à l’Angleterre.

    ‘les deux jumentz, … l’une bardé ové sun estage de la prochein anne passé’ (i 275)

    Pour Godefroy (8 Complément 293a barde et 293b barder) le verbe barder est un terme militaire tardif ‘couvrir de l’armure appelée barde’ et s’applique à des coursiers, bien qu’il cite ailleurs le substantif (1.583a 1 barde) dans des contextes non-militaires et de date plus reculée dans le sens de ‘bât, selle’. Le FEW (1.252a) donne lui aussi cette définition militaire pour le verbe, mais, en renvoyant le lecteur à l’espagnol barda ‘Pferdeharnisch’, il offre la possibilité d’un sens pour le substantif qui dépasserait le simple ‘Satteldecke’ de sa définition, et mettrait en doute la signification exclusivement militaire du  p217 verbe. Le DHLF confirme cette hypothése. Pour lui le verbe remonte au moins à 1220 (il ajoute ‘mais antérieur’ après cette date), et il donne une forme quasi-latine de provenance occitane pour l’année 1144. Dans le Registre le verbe barder s’applique à une bête de somme, ce qui confirme les dires du DHLF, mais à une époque plus récente. Tobler-Lommatzsch ne fournit qu’un seul exemple de barde (1.840) et seulement dans le sens de ‘Zimmeraxt’. Pour ce mot voir Godefroy 2. barde (1.583a).

    ‘que meisme cele monoie ne courge desore … einz soit … reporté au billion’ (iv 257)

    L’anglo-français billion dans cette citation met à jour la pauvreté des dictionnaires actuels du français médiéval. Godefroy cite billonnage, billonnement et billonner (8 Comp. 326a), mais n’a pas d’exemple du substantif de base. De leur côté Tobler-Lommatzsch ont bien trouvé un exemple de billon dans Watriquet de Couvin, mais hésitent à le définir correctement, ajoutant après la citation ‘nach Scheler wäre billon hier “Münzstätte” ‘. Scheler avait raison, ce qui indique que des recherches lexicologiques plus poussées dans les grandes archives décèleraient probablement d’autres exemples qui confirmeraient l’existence de cette acception du mot en France aussi bien qu’en Angleterre. Cette opinion est renforcée par le FEW (bilia*, 1.364a-269a) qui donne le sens de ‘lieu où l’on fondait les lingots’, mais sans indication de date. Il cite aussi le Billon en moyen français – ‘nom de la boutique que les billonneurs avaient dans la rue aux Fuerres’. Le DHLF, le plus récent des dictionnaires (21994), nous dit tout simplement que billon était ‘une pièce de monnaie’, sans faire mention du Tobler-Lommatzsch ni du FEW. Il cite aussi billonner, billonnement et billonnage, copiant Godefroy et affirmant comme lui qu’ils étaient ‘tous relatifs à l’idée d’un trafic illégal sur les monnaies’. Pourtant, si l’on ajoute à ces articles incomplets le témoignage qu’offre le français insulaire, on arrive à un historique de billon plus conforme à la vérité. Le mot est apparenté au verbe bouillir (ebulicio: bulliun Hunt 1979, 240; ebulatio: bulum Hunt 1991, ii 66; ebulationes: buyluns ibid. ii 119) et est attesté vers le milieu du quatorzième siècle dans des documents officiels pour indiquer de prime abord le processus d’affiner les métaux précieux:

    ‘qe orefeevres … qe se conussent mieltz en billioun d’or soient fait venir … et soit mys au fu et au billioun de checune manere des floryns … ‘ ( Rotuli Parliamentorum ii 137);

    mais à la même époque il s’emploie aussi au sens de la chose soumise à ce processus et à l’endroit où il a lieu:

    ‘ (il est défendu d’exporter de l’argent) en monoie, billion, plate, vessel’ (Statutes of the Realm ii 17); p218 

    ‘qe … puissent porter plate d’argent … et tote autre manere d’or et monoies d’or et d’argent a notre billion ‘ (Rotuli Parliamentorum, ii 249).

    La deuxième édition du AND fournira des citations supplémentaires pour appuyer ces constatations.

    ‘L’idée d’un trafic illégal sur les monnaies’ n’est pas une partie intégrante du sens originel de cette famille de mots, mais s’y est attachée à cause de la passion humaine du lucre. Une trentaine d’années plus tardbullion se trouve déjà en moyen anglais (MED bullion)

    ‘vous mandoms qe des bleds, bestes, feyns, aveines, cariages, ne d’autres biens et chateux le dit evesqe rien ne preignez ‘(iv 489)

    Dans cette liste de possessions cariages doit signifier ‘voitures’ comme en anglais, bien que cette acception ne soit pas enregistrée jusqu’à présent dans les dictionnaires du français médiéval, seulement en anglo-français et en moyen anglais, où il est attesté avant 1387 (MED cariage). Ailleurs dans le Registre, comme sur le continent, cariage se trouve dans le sens de ‘droit qu’on payait pour le transport de marchandises’:

    ‘qe nul cariage soit pris de fraunches hommes’ (iii 64, aussi iii 43)

    Le FEW (carrus 2i.426b-439a) définit charriage comme ‘transport par voiture, action de voiturer (seit 1294)’. La Note 41 reconnaît le rapport entre le français et l’anglais ‘Daraus e[nglisch]’, mais sans mettre en valeur la différence de sens qui sépare les deux langues langues dès le quatorzième siècle. Cependant, une forme occitane carriatge dans le même article porte la traduction ‘suite de chars pour transport’, ce qui fait naître le soupçon que nous avons peut-être affaire ici comme ailleurs à une défaillance des dictionnaires, plutôt qu’à une différence réelle entre le francien et l’anglo-français.

    ‘si ad la summe avantdite de cink marz et quaraunt deners corvee sur le dit evesque’ (iv 161)

    Le substantif corvee est bien attesté dans les dictionnaires, mais aucun d’eux ne connaît le verbe corver. Le sens ne fait pas de difficulté – ‘faire payer’.

    ‘les armures et les autres choses … contenuz en la dividend’ faite a les attornez le dit evesque’ (i 598)

    La dividende est un contrat synallagmatique et le mot se trouve dans d’autres textes de droit anglo-français (Statutes of the Realm i 138; Year Books of Edward II x 188, mais le seul dictionnaire français qui le cite est le DHLF, pour qui il a un tout autre sens et ne fait son apparition dans la langue qu’en 1555. Inconnu du latin classique, il figure néanmoins dans le DMLBS sous dividere, où il est glosé par p219  ‘indenture’, ce qui illustre les rapports étroits entre l’anglo-latin et l’anglo-français, surtout en ce qui concerne les termes de droit.

    ‘ De ceux qui font et procuront provours fausement enditer les gentz, par quel enditement il sunt pris et tenutz en dure prisone’ (iii 80)

    ‘de quecumque felonie ils soient rettez, appelez ou enditez ‘ (iv 245)

    ‘To endite’ et ‘enditement’ existent toujours dans le vocabulaire anglais du droit, mais non pas en français. Enditer se trouve dans le seul FEW (indicere 4.644a-b), qui le range carrément dans le cadre de l’anglo-normand.

    ‘De viscountes qui suffrent gentz entagly et arenez devant Justices de mort de homme … aler par pays ‘(iii 82)

    Les magistrats responsables de l’application de la loi dans les contés sont accusés de donner la clé des champs à des gens impliquées dans des meurtres. Le verbe de l’anglais moderne ‘to entangle’, bien attesté en anglo-français sous les formes enta(n)gler, etc. n’existe pas en ancien français.

    ‘tant come nous esteuncs a Londres feisant frett’ pur un certeine soume de deniers a sire R. de B.’ (i 191)

    ‘par quele frette vostre pais de C.B. fust sauvé’ (ibid.)

    ‘… paiement du dite frette ‘ (ibid.)

    ‘De viscontes … qui ne volent execution faire des brefs le roi … avant ceo q’il soient largement frettez par ceux qui font la suyte’ (iii 80)

    On reconnaît facilement la parenté entre ces mots et le français moderne les frais, mais, à la différence du français continental, en anglo-français le soupçon de corruption n’est jamais très loin, surtout dans la dernière citation, où le soupçon tourne à la certitude: il faut que les plaideurs payent libéralement les magistrats pour qu’ils exécutent les mandats du roi. Le moyen anglais adopte ce sens avant la fin du siècle: ‘a payment for a favor’ (MED fret 4).

    ‘qe vous voillez mettre toute la peyne qe vous purrez devers aucunes gentz de vos parties, q’il voillent meinprendre la raunzon nostre dit vadlet’ (iv 526)

    Bien que Godefroy cite ce verbe et aussi ses dérivés (5.82c-83a), tous les exemples qu’il en donne proviennent de l’anglo-français sous forme de verbe neutre. Ici nous avons affaire à un verbe actif ‘se porter caution pour quelqu’ un’. Tobler-Lommatzsch ne connaît que le substantif mainprenor et renvoie le lecteur à Godefroy.

    ‘les justices de la place le Roi’ (iv 350)

    La formule juridique la place le roi (‘King’s Bench’) est largement répandue dans une foule de documents anglo-français, mais n’est pas p220  attestée sur le continent. Cependant, le FEW (platea 9.37a-42a) cite une forme dialectale ‘Abearn. plassa cours de justice’ (p.37b), et aussi une locution empruntée à Guernes de Pont-Ste-Maxence ester en place pur aucun, phrase qu’il traduit inexactement comme ‘soutenir la cause de qn’. Une traduction plus exacte serrait: ‘se porter caution pour quelqu’un en une cour de justice’, parce que place ici a un sens juridique. A tout le moins, ces deux petites références laisseraient supposer que dans ce cas, comme dans bien d’autres, des recherches plus poussées à la fois dans les grandes bibliothèques et dans les dépôts plus modestes d’archives appuieraient peut-être l’idée que le français insulaire ne différait pas tellement de la langue qu’on parlait et écrivait sur le continent au moyen âge.

    ‘De ceux qui font et procuront provours fausement enditer les gentz’ (iii 80)

    Bien que Godefroy enregistre provur (6.447c), ses gloses ‘défenseur, avocat, témoin, demandeur’ n’englobent pas ce sens. Tobler-Lommatzsch (proveor 7.2009) donnent, eux aussi, des traductions ‘Prüfer, Erforscher’, ‘Beweisführer, Fürsprecher’, qui ne répondent pas au sens requis. De leur côté le FEW (9.403a-407b) et le DHLF n’ajoutent rien de significatif, non plus. Les provours dans le contexte anglo-français sont des dénonciateurs (voir OED approver). On les retrouve dans le traité juridique de Britton (Nicols, 1865: i 29) qui date de la fin du treizième siècle et aussi dans les Rotuli Parliamentorum (ii 141):

    ‘Et si aucuns felouns veulent lour mauvesté reconustre et encuser autres et devener provours

    ‘come plusours prisons (ie. ‘prisonniers’) … deviengent provours & appellent (i.e. ‘accusent’) gentz qe sont de bone fame par faux procurement de lour gardeins (i.e. ‘gardes’) ‘.

    Dans les livres de comptes de l’abbaye de Durham, en fonction du rôle de comptables que remplissaient leurs compilateurs, le vocabulaire intéressant du point de vue de la sémantique est d’un ordre tout à fait différent de celui que nous avons trouvé dans le Registre de l’évêque. En premier lieu, un certain nombre de termes d’architecture méritent un examen détaillé. En 1419-20 l’abbaye paya 12 pence pour la construction d’un alé à Stotgate. La version latine de cette construction est donnée deux fois:

    ‘circa facturam vie del Stottesyatt … ‘ (590; 1379-80 ); ‘in emendacione vie apud le Stottgate’ (301; 1414-15)

   ce qui montre qu’il s’agit non pas d’une ‘allée’ dans le sens du français moderne, mais d’un chemin. Le français continental connaissait, lui aussi, cette acception, mais les deux variétés de la langue se sont p221  séparées avant la fin du moyen âge, de sorte qu’en anglo-français alé/al(l)ey est devenu synonyme de venelle, un passage situé en ville, non pas à la campagne. Venelle à son tour passera en anglais dialectal sous forme de ginnel. Dans les comptes de la Compagnie des Merchant Taylors’ de Londres on lit: ‘Item a dit Wauter de paver le aley et le yerd ové hewen ragge.'(Jefferson / Rothwell, 1997: 283-84). La Compagnie des Orfevres en fournit encore deux exemples du mot dans le même sens:

    ‘J.B. demurrant en Cricherche aley ‘ (Minute Book A + b 67)

    ‘… les tenementz ovesque deux shopes et la moyté d’une aleye ‘ (Register of Deeds f.73r).1

   Le moyen anglais emploie le mot dans ce sens dès 1360-1361, (MED alei(e), c’est-à-dire avant sa première attestation en anglo-français, ce qui montre l’étroitesse des liens entre les deux langues. Plus récemment, le français moderne a repris ce sens. D’après le DHLF ‘le sens de ruelle entre maisons ou immeubles est emprunté à l’anglais des États-Unis”‘.

    Un exemple plus probant de l’indépendance sémantique de l’anglo-français dans ces livres de comptes est le nom boutavant qui s’y trouve sept fois en tout. Le boutavant est une cheminée au sens médiéval, c’est-à-dire non seulement le tuyau pour évacuer la fumée, mais aussi l’âtre avec, à l’occasion, les tentures et les sièges qui l’entouraient.

    ‘2 Cimentar. fabricant. Caminum super le Hauteboutavant per 11 septimanas, 37s. 6d.’ (118; 1345;

    ‘… et in j Bancouer pour le Buthavant empt., 3s. 1d, et in 8 Quissins empt. 3.’ (118; 1346)

    ‘in pictur’ del buthavant … Et in reparac. tecti nove camera super le buthavant ‘(119; 1347-8)

    ‘in j dorsorio de novo emp. pro le Botyvand infra Aulam’ (129; 1368-9)

    ‘… cum j tapeto pro camino ignis pro le Botyvaunt ‘(130; 1371)

    ‘in uno dorsorio empt. pro le Botifant ‘ (134;1388-89)

    Les composants de ce substantif sont tous les deux français – le verbe bouter et l’adverbe avant. On remarquera dans ces contextes la présence de tapis qui recouvraient un banc, de huit coussins, d’une tenture et d’une chambre au-dessus, ce qui indique une construction bien plus considérable que la cheminée moderne. Le mot composé a dû exister en français continental, parce que l’éditeur des comptes renvoie le lecteur au dictionnaire français-anglais de Cotgrave (1611) pour le retrouver, mais le terme n’en reste pas moins énigmatique, parce que les dictionnaires de l’ancien français ne le connaissent pas et le MED, qui cite seulement les comptes de Durham et ignore  p222  Cotgrave, interprète le terme à contre-sens: ‘an article of furniture’. Cependant, Godefroy (8 Comp. 360b) enregistre un adjectif boutant, qu’il glose par ‘terme d’architecture, qui soutient’, avec, à l’appui, une citation sans date: ‘Arc ou pilier boutant, quasi pila arcusve obnitens.’ Le FEW (botan 1.455b-463b) n’ajoute rien de significatif aux données de Godefroy.

    Si le boutavant manque aux dictionnaires, l’arc boutant s’y trouve bien, mais pose, lui aussi, des problèmes. L’honneur d’avoir été le premier à se servir de ce terme revient, paraît-il, à Villard de Honnecourt vers le milieu du treizième siècle. Il emploie dans son album de dessins d’architecture la forme ars buteret, composé du substantif ars (= ‘arc’) et de l’adjectif buteret (=’qui boute’) (Godefroy 1. 712b-c). C’est seulement en 1360 qu’on trouve en France bouteres (lire bouterés) emploié comme substantif, sans arc. Pourtant, en Angleterre un contrat passé pour construire un mur au manoir d’Eltham en 1315 stipule que: ‘serra a chescune des corneres deux boteraz pur meutz susteyner les toreles’ (Salzman, 1954: 423), et le mot est attesté dans le MED (boteras) en moyen anglis en moyen anglais pour les années 1402-1403. Les livres de comptes de l’abbaye de Durham pour les années 1402-3 enregistrent un paiement

    ‘pro plenaria solucione facture camini et butres (l. butrés) in camera …’ (220)

   et mention est faite plus tard de ‘butteressez veteris’ (238; 1449-50). L’on s’attendrait, peut-être, à ce que l’Angleterre emboîte le pas à la France dans l’emploi d’un tel mot, mais, en plus des témoignages de l’anglo-français et du moyen anglais, l’anglo-latin confirme que l’Angleterre n’était pas en retard sur la France. Le DMLBS (butericus) offre un large choix de citations qui montrent que l’arc boutant faisait partie des techniques à la disposition des architectes anglais dans leurs constructions tant civiles que militaires à partir du milieu du treizième siècle, c’est à dire à l’époque de Villard de Honnecourt. Comme le commerce, l’architecture n’a jamais respecté les frontières politiques ou linguistiques, et l’arc boutant a dû être d’un emploi courant des deux côtés de la Manche à partir du treizième siècle. Tout le monde accepte que la racine du terme est le français bouter, mais la première attestation de ce verbe provient de la Chanson de Roland, un texte insulaire, au milieu du onzième siècle. L’histoire de bouter et du composé arc boutant montre qu’au moyen âge les Anglais – plus précisément, les classes lettrées en Angleterre – ne faisaient pas bande à part en matière linguistique. Ils n’étaient pas des intrus dans un monde qui n’était pas le leur, contraints d’accepter, bon gré, mal gré, une langue de seconde main forgée en France. Ce qui plus est, l’apport de l’anglo-latin dans cette question peut servir p223  d’avertissement: à mesure que le DMLBS avance, il devient de plus en plus clair que derrière la façade latine de milliers de termes dans le dictionnaire se cache l’anglo-français et aussi le moyen anglais. Malgré qu’on en ait, il faut accepter que l’acte de penser ne se fait pas dans une langue morte. La civilisation du treizième siècle ne pouvait pas s’exprimer de façon adéquate en se servant uniquement de la langue de Cicéron. Une fois le dictionnaire achevé, il faudra s’attaquer au grand problème du rapport entre l’anglo-latin d’un côté et l’anglo-français et le moyen anglais de l’autre. C’est là la seule façon de ne pas se laisser tromper par les apparences, car il n’existait pas de cloison étanche entre les trois langues.

    Si l’histoire de l’arc boutant n’est peut-être pas aussi claire que l’on souhaiterait, celle de la carole l’est encore moins. En 1416-17 on trouve dans les livres de comptes le paiement d’une somme d’argent très modeste ‘pro factura unius carole pro noviciis’ (225) et, en 1419-20 un autre paiement, également modeste, ‘pro karolles in claustro’ (228). Pour Godefroy carole est un ‘entourage circulaire, collatéral’ (1.786b-c) et sa première citation est prise dans l’album de Villard de Honnecourt: ‘Deseure est une esglise a double charolle’, ce qui fait penser à une double série de petites chapelles qui entoureraient le choeur de l’église. Dans ses autres exemples de carole, dont un seul est antérieur à ceux de Durham, le terme est associé à cloistre, chapelles et coeur (= ‘choeur’). La note en bas de l’article de Godefroy confirme cette interprétation: ‘Jusqu’au siècle dernier on appelait charole le bas-côté autour du sanctuaire de Saint-Martin-des-Champs’. Il s’agit, de toute évidence, d’une construction assez importante qui avait dû coûter cher. Les petites sommes mentionnées dans les livres de comptes à Durham ne suffiraient certainement pas à un ouvrage d’une telle envergure. Sans le savoir, l’article de Tobler-Lommatzsch sous carole (2.47-48) met en relief la différence entre le sens architectural du mot en France et en Angleterre. Il fait la distinction entre ‘Chorumgang’, illustré par la citation de Honnecourt et ‘Schreibpult’, appuyé par une glose de la plume de l’Anglais Alexandre Nequam (ou Neckam), mais sans signaler au lecteur la provenance insulaire ou continentale de ses citations, de sorte que celui-ci risque d’assumer que tous les deux sens étaient courants en Angleterre et en France, ce qui n’était pas le cas. Cette différence sémantique est confirmée par les glossateurs insulaires du treizième siècle, qui, indépendamment l’un de l’autre, donnent huit exemples de glosses où carole rend le latin epicaustorium ou pluteum (Hunt, 1991: ii 33,79 = epicausterium, -orium; ii 10, 62, 95, 106, 108, 119 = pluteum). Souvent, les scribes ajoutent à leurs gloses d’autres informations utiles: à la page 33 se trouve une explication ‘cathedra monachorum’ entre parenthèses; à la page 62 ‘tabulatum ‘ est ajouté entre  p224 parenthèses après pluteum et la glose ‘carole’ est suivie de ‘gallice planche’; à la page 79 une troisième glose ‘ez’ (i.e. ‘planche’) accompagne carole et karole; à la page 108 le scribe écrit ‘desche’ (i.e. anglais ‘desk’) à côté de carole. Mais si la clarté de l’article carole dans le Tobler-Lommatzsch laisse peut-être à désirer, une partie de l’information donnée par le FEW sous choraula (2.i. 644a) est nettement erronée: ‘afr. “déambulatoire d’un choeur d’église” ‘, suivi de ‘übertragen agn. “ensemble de colonnnes placées en cercle” ‘. Les exemples de carole dans les comptes de l’abbaye de Durham, comme ceux des gloses anglo-françaises, n’ont rien à voir avec des colonnes, mais rentrent dans le cadre de ‘pupitre’ ou ‘petit lieu de travail aménagé dans le cloître’.

    Le même esprit d’indépendance sémantique de la part de l’anglo-français que nous avons vu à l’oeuvre dans carole se manifeste aussi dans son emploi du mot dongeon à Durham. A la différence de l’anglais moderne, en français continental le donjon a toujours été le point central des défenses du château fort, une tour élevée. C’était le cas en Angleterre aussi dans les premiers siècles après la Conquête, mais les livres de comptes notent le paiement d’une somme d’argent en 1385 pour murer une porte du dongeon: ‘in muracione unius ostii in le dongeon’ (265). Bien entendu, l’abbaye ne possédait pas de donjon au sens continental du terme, et cet article de dépense se trouve parmi les comptes de l’infirmerie. Nous avons affaire ici à une chambre mortuaire souterraine (Rothwell 1993:17). Avec le temps les Anglais ont complètement changé le sens de ce mot, au point que le lien entre le français donjon et l’anglais dungeon est réduit aujourd’hui à une simple ressemblance morphologique. Aucun des dictionnaires ne signale cette différence fondamentale. Le FEW (*dominio 3.130a-b) relève bien le mot anglais, mais sans indiquer que sa signification moderne n’a rien à voir avec la définition qu’il en donne – ‘Hauptturm des Schlosses’.

    Comme dongeon, le terme gable montre que le français insulaire ne se contentait pas d’emprunter de façon passive le vocabulaire du français continental. En effet, la première attestation de gable dans Godefroy (4.625b & 10.35a) provient d’un texte anglo-normand de la fin du douzième siècle, tandis qu’il faut attendre encore deux siècles avant que le français continental en fournisse un exemple. Tobler-Lommatzsch (jable) et le FEW (gabulum) n’ajoutent rien à Godefroy. En Angleterre un contrat pour la construction d’un gable à l’abbaye de Lacock en 1315 (Salzman, 1954:424) devance de peu les attestations trouvées dans les livres de comptes à Durham. En 1347-8 gabell se rencontre dans une phrase latine (207). D’autres exemples ne manquent pas: la forme plurielle ganeyls imprimée par l’éditeur cache gaveyls (132: 1380) – la justesse de cette correction est confirmée par gavill (634) et gavillez (.638). Comme dans le cas de l’arc boutant p225  examiné plus haut, l’apport de l’anglo-latin ici appuie l’idée de l’indépendance de l’anglo-français vis-à-vis de la variété continentale, parce que gabulum est attesté à partir de 1155 (DMLBS; voir aussi Baldinger, 1997 sub gable2).

    La traduction française de l’anglais moderne louver donnée par les dictionnaires est ‘lucarne’, mais, tandis que louver n’a qu’une seule signification en anglais, lucarne en a deux en français – ‘petite fenêtre, pratiquée dans le toit d’un bâtiment …’, et aussi ‘petite ouverture pratiquée dans un mur …’ (Petit Robert; DHLF avec la date de 1813). Pour Godefroy (5.44a) et Tobler-Lommatzsch (5.701-2) lovier/louver appartient au lexique de l’ancien français, et le OED et le MED partagent cette opinion. Pourtant, les attestations les plus anciennes du mot que donnent les deux dictionnaires de l’ancien français viennent de l’Angleterre, bien que ni l’un ni l’autre ne signale ce fait au lecteur. Encore, la plupart de leurs autres citations de lovier/louver ont la même provenance. Aux exemples donnés par ces dictionnaires on peut ajouter maintenant d’autres qui renforcent le soupçon que le mot n’est peut-être pas originaire du sol français après tout. Vers la fin du douzième siècle il est employé par l’auteur anglo-normand de la Lettre du Prêtre Jean en Vers (voir Anglo-Norman Dictionary), et se rencontre fréquemment en anglo-français dans Teaching and Learning Latin … , d’abord dans une glose du douzième siècle et ensuite à plusieurs reprises vers le milieu du treizième pour traduire, au singulier et au pluriel, les mots latins imbrex, impluvium, lacunar, lodium, stillicidium et exedre (Hunt, 1991: i 21, 379, 412, 421; ii 57, 79, 85, 90, 95, 106, 114, 143, 164, 167, 172 et 173). Bien entendu, il serait possible, à la rigueur, de considérer le terme comme une importation en Angleterre de provenance française, mais un des glossateurs met les points sur les i quand il écrit: ‘foramen: anglice lover’ (i 142). Enfin, le mot figure deux fois au milieu du treizième siècle en Angleterre dans le Traité de Bibbesworth comme terme anglais (Rothwell, 1990: 982, 985-6). Pour en revenir aux livres de comptes de Durham, on aperçoit que luver paraît s’employer pour évacuer la fumée, tandis que lucarne a tendance à signifier une petite fenêtre:

    ‘In sclatario operanti super aulam del Howgh pro luvers de novo factis et defectibus emendandis’ (386; 1367-8)

    ‘In lucerna empt. pro Aula’ (135; 1394-5)

    ‘In emendacione fenestrarum Aule cum factura lucerne ibidem de novo’ (137:1400-01)

    Il est probable que le couvreur (sclatarius) qui réparait les ardoises des luvers sur le toit à Sacristonheugh travaillait sur des ouvertures qui permettaient à la fumée de se dissiper, tandis que la référence à l’achat d’une lucerna toute faite et la présence du mot dans le p226  contexte de la réparation de fenêtres impliqueraient, nous semble-t-il, qu’il s’agit d’une ‘petite fenêtre’. Cette distinction est renforcée par le DMLBS, qui traduit lucerna par ‘lamp …’, mais lovarium par ‘louver, smoke-hole’ et aussi ‘gutter’. Lovarium, qui date de 1194, a l’air d’avoir été créé de toutes pièces à partir de l’anglo-normand louver. Dans cette petite enquête nous nous sommes concentrés jusqu’ici sur louver, mais il ne faut pas oublier lucarne. D’après les dictionnaires, le passage du sens de ‘lampe’ à celui de ‘petite ouverture’ ne s’est effectué en France que tout à la fin du quatorzième siècle, dans les oeuvres d’Eustache Deschamps et dans Le Ménagier de Paris. Cela veut dire que les attestations du mot en France ne devancent pas celles de Durham. De même qu’il n’y avait pas de cloison étanche entre l’anglo-français et l’anglo-latin, il n’y en avait pas entre le français insulaire et le français continental non plus. Toutes les trois langues servaient aux besoins de la même civilisation.

    La facilité avec laquelle les Anglais créaient de nouveaux mots à partir de vocables français est démontrée par deux dérivés dans le domaine de l’architecture – bekette et courver. En 1449-50 les comptes de l’abbaye de Durham mentionnent l’achat d’une grande pierre pour l’autel de l’église paroissiale ‘cum quatuor lapidibus pro le (l. lé) bekettes ad ostium ejusdem ecclesie’ (238). Cette forme bekette dérive, de toute évidence, de bec et signifie une bosse sculptée sur les deux côtés de la porte d’entrée de l’église. Ces bekettes se trouvent souvent en Angleterre au quinzième siècle dans ce même sens et dans des contextes purement anglais (Salzman, 1952: 113); la question se pose, donc, s’il faut ranger ce mot dans le lexique anglais ou français. Le MED invite ses lecteurs à se se référer à l’ancien français be(c)quet, mais ni Godefroy (bechet 1.310c et bequet 8 Comp. 608a) ni Tobler-Lommatzsch (bechet 1.984) n’offre rien de comparable. Le FEW (beccus ‘Schnabel’, 1.304b-311b), donne une forme dialectale bètchette (309b), mais pas dans le sens de ‘bosse’. De telles ressemblances purement morphologiques n’ont aucune valeur sans l’appui de la sémantique. Les comptes font mention aussi de l’achat de morceaux de bois courbe: ‘In bordis, scil. Courvers pro plumbis novis in coquina ‘(34: 1337-8; ). Ce mot est formé sur courbe, qui figure à trois reprises dans les comptes de la Merchant Taylors’ Company, mais se rapporte là à des morceaux de pierre employés pour réparer une fontaine. Ce sens paraît être inconnu en France, mais étant donné que les dictionnaires actuels sont axés plutôt vers la littérature, une attestation éventuelle d’une signification semblable pour courbe n’est peut-être pas à exclure.

    La cuisine en Angleterre au Moyen Âge fait preuve du même esprit d’indépendance que le bâtiment et soulève les mêmes questions à propos des relations entre les variétés insulaire et continentale p227  du français. Il y a quelques années la publication de deux collections culinaires trouvées dans la British Library (Heiatt/Jones, 1986; Wolf, 1994) a donné un aperçu d’une cuisine anglaise hautement raffinée. Jusqu’à présent on ne connaît rien de pareil en France à cette époque: les éditeurs américains de la collection constatent même que ‘the Anglo-Norman recipes make considerable use of fruits and flowers which are not to be found in any medieval French recipe, and they are usually far more specific and discriminating in suggesting the spicing of different dishes’ (860). Cependant, le fait que la presque totalité des recettes dans ces collections exige l’emploi de produits importés, souvent du Proche Orient, suggèrerait que la différence perçue entre les deux pays en la matière s’expliquerait peut-être par la défaillance des lexicologues et lexicographes français, parce qu’il est inconcevable que les bateaux qui apportaient cette richesse de comestibles en Angleterre n’aient pas fait escale aussi en France. De plus, les classes aisées et cultivées des deux côtés de la Manche partageaient à peu près la même civilisation; ils entretenaient pendant des siècles des rapports de parenté et de commerce. Quoi qu’il en soit, les religieux de l’abbaye de Durham mangeaient très bien ‘en français’, pour ainsi dire.

    En 1338 le cellérier enregistre un achat de viande – ‘In spald et brusket’ (‘épaule et bréchet’). Pour le OED l’anglais brisket est un terme français, attesté en Angleterre seulement en 1450. Il n’accepte pas l’opinion de Littré qui l’avait rangé dans le lexique anglais. Pour le FEW (brisket 1.536b-537a) le mot est d’origine anglaise. Cependant, Godefroy (1.748a-b) cite une forme brus ‘ poitrine’, attestée en 1170, et le dérivé brechet (8 Comp. 370c) qui, avec les variantes brichet et bruchet, remonte au quatorzième siècle en France. Le Tobler-Lommatzsch (brichet) n’ajoute rien d’utile, se contentant de reprendre une des citations de Godefroy. Les livres de comptes de Durham prouvent que bréchet s’employait des deux côtés de la Manche à peu près à la même époque, mais la question de son appartenance originelle reste entière.

    Ce même article de 1338 mentionne un autre mets qui a un air français, mais qui s’explique difficilement – ‘In lacte emp. pro charlet’. Seul le dictionnaire de Godefroy enregistre ce mot charlet, et les définitions qu’il en donne – ‘sorte de vase’ et ‘mesure pour les grains’ – ne conviennent pas à cette citation, bien que le OED invite ses lecteurs à s’y rapporter. Le MED fournit plusieurs attestations du terme en moyen anglais et le dérive du français ‘ char laitée, meat with milk’.

    De façon semblable on trouve dans les comptes une friandise beaucoup appréciée par les religieux s’appelait chardecoins,  p228 littéralement ‘chair de coings’, une sorte de confiture. Ce mot se trouve non moins de douze fois à Durham (126, 131, 134, 136, etc.), et l’éditeur des comptes est persuadé qu’il dérive de l’ancien français. Cependant, ce produit est inconnu des dictionnaires francais et l’editeur se base sur une seule attestation du mot dans un manuscrit qui fait partie de la collection Harley dans la British Library. Nous sommes confrontés, donc, une fois de plus au problème insoluble dans l’état actuel des recherches lexicologiques en France: est-ce que nous avons vraiment affaire ici à une création purement anglaise, ou bien peut on espérer qu’à l’avenir un programme de recherches plus poussé dans les domaines non littéraires du français médiéval révèlera son existence sur le continent? Il serait peut-être étonnant que les Français n’aient pas eu l’idée d’utiliser leur coings pour en faire une compote. Pareillement, les comptes de Durham font mention cinq fois d’une autre confiserie qui s’appelle gobet real(l) (124, 125, 126, 560, 602). D’après l’éditeur le gobet real était une friandise ‘made of sugar with turnsole and flavoured with ginger and mace, and cut up into little “gobbetes”‘ (919). Les deux éléments de ce terme sont bien attestés en France séparément, mais aucun exemple de cette combinaison n’a été trouvé jusqu’à présent.

    Les religieux à Durham étaient friands de mets qui contenaient des raisins secs importés – des raisins de Corinthe. En 1343 le cellérier achata ‘1 qar Racem. de Corans’ (39) et en 1364 l’abbaye achetait ‘1 lb. de Raisins de Curance’ toutes les semaines (44). De plus, des exemples de ce terme abondent ailleurs dans ces livres de comptes (48, 49, 52, 56, 57, 139, 140, 291, 597 et 608), mais le FEW (2, ii 1184b – 1185a) n’est pas en mesure de citer un seul exemple écrit de ce terme en France. Pour rédiger son article sur l’étymologie de raisins de Corinthe il a dû avoir recours à l’OED. Néanmoins, il en fournit des formes dialectales sans date provenant de différentes régions de la France, ce qui indique indubitablement que le lexique du français médiéval du continent a dû posséder ce terme. Cette lacune lexicographique, comme bien d’autres, s’explique par la préoccupation des médiévistes du passé avec la littérature ‘de bon ton’. Des documents du même genre que les livres de comptes de Durham doivent exister dans les grandes archives françaises. En Angleterre, la première attestation de raisins de Corinthe remonte au treizième siècle (Rothwell 1997: 8).

    En 1335-6, 1340 et 1343 le cellérier à Durham inscrit dans son registre l’achat d’épices:

    ‘ In 2li. draget, 1li. et di. de pynes … ‘(527); ‘In pulvere zinziberis, maces, pynes et galanga’ (37); “pynes et maces” (ibid.); ‘In 1li. de pynes’ (39)  p229 

    Ce qui nous intéresse ici, c’est le mot pynes. Godefroy ne le connaît pas, et son pinet (6.165c) a trait au vin. La forme pinee de Tobler-Lommatzsch (7.958) porte la glose ‘pomme de pin’, mais reste sans citation. L’éditeur des livres de comptes de Durham dit que ces graines de pin provenaient probablement de l’Italie méridionale, qu’elles avaient un goût d’amandes et qu’elles s’employaient fréquemment dans la cuisine médiévale. Le MED fournit beaucoup d’exemples du mot, le premier datant de 1327. A base de ces graines de pin les religieux à Durham confectionnaient leur pynyonade (124:1358-9; ) ou pinyonad (126: 1361-2) en les faisant bouillir avec du sucre et les assaisonnant de gingèbre et de macis. Cette sucrerie est apparentée à la friandise penides trouvée dans la première des deux collections culinaires, que les éditeurs traduisent par ‘small candy’ (864.13) et aussi la pynetee ‘pottage of pine-nuts’ (866.4). Comme nous avons vu plus haut dans le cas des raisins de Corinthe, le FEW (pineus 8.520b-522b) n’offre rien qui contribue directement à l’histoire de pine/piné, mais les formes dialectales pignolat et pingnolet (521a) qu’il donne et la glose qui les accompagne ‘espèce de dragée ou de nougat fabriqué avec des amandes de la pomme de pin’ (1311 et 1312 respectivement), indiquent clairement la présence en France d’un produit et d’un processus culinaire analogues à ceux que nous avons relevés dans les livres de comptes de Durham. Encore une fois, la conclusion s’impose que la lacune dans les dictionnaires du français médiéval à cet endroit s’explique par le penchant très prononcé des médiévistes pour les études littéraires au prix de recherches plus terre à terre.

    Même dans le domaine ecclésiastique, sous l’égide de l’Eglise universelle, à en juger par les dictionnaires actuels du français médiéval, on dirait que le vocabulaire de métier n’est pas tout à fait uniforme des deux côtés de la Manche. Par exemple, les religieux à Durham employaient le mot parures dans un sens qui n’est pas attesté jusqu’ici sur le continent:

    ‘In parures et ornamento capelle ultra portam, 19d.’ (512: 1313-14)

   ‘1 alba … et paruris bonis, prec. 10s.’ (199: 1338)

    ‘in factura 11 albarum cum paruris earundem 9s. 6d. ‘(405:1414-15)

   Dans ces citations les parures (français)/paruris (latin) sont des broderies qui ornaient les vêtements sacerdotaux. Godefroy (pareure 5.762b), Tobler-Lommatzsch (pareure 7.248) et le FEW (parare 7.622b-638a) ne connaissent pas cette acception du mot, le DHLF non plus. Le OED le qualifie de ‘Obs[olete] or alien’, et sa première attestation de ce sens ne remonte qu’à 1425, c’est-à-dire un siècle après la première mention du terme à Durham, mais le MED le signale  p230 dès ‘c1230’. Le fait que les dictionnaires du français ne connaissent pas le mot dans son sens ecclésiastique ne prouve pas qu’il n’existait pas en France. La premiére citation donnée plus haut contient un autre terme – capelle – qui va de pair avec parures, appartenant, lui aussi, au registre ecclésiastique. Capella figure dans les comptes non seulement dans le sens courant d’un bâtiment religieux, mais aussi dans celui d’objets du culte nécessaires à célébrer la messe. Par exemple: en 1358 la somme de 17s. 8. est paiée

    ‘pro factura unius par. de crowettes pro capella d’ni Prioris’ (561).

   Ces crowettes sont des burettes qui contenaient les saintes huiles, et faisaient partie de l’ensemble de la chapelle réservée à l’usage du prieur. En 1364-65 quelqu’un est remboursé pour avoir reporté la chapelle du prieur de Londres:

    ‘Cuidam portanti capellam Prioris de London, 12d.'(567),

   et en 1400-01 une somme d’argent est paiée pour une charette louée pour transporter la chapelle du roi:

    ‘In exp. carect. versus N.C. cum cariacione capelle d’ni Regis, 2.s.’ (603).

    Tobler-Lommatzsch ne consignent pas ce sens; pour Godefroy (9.43b) la chapelle est le ‘lieu consacré où l’on gardait la chape, les reliques d’un saint, l’endroit où étaient gardés les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, et tous les ustensiles propres à desservir un autel’. Le FEW (cappella, 2,i. 285a-287b) en donne une définition plus étroite, affirmant que c’est le ‘coffre’ qui sert à garder tous ces objets. Seul le DHLF définit le terme correctement – ‘il se dit de l’ensemble des objets du culte servant à célébrer la messe’. Ce qui plus est, ignorant l’historique ecclésiastique de ce terme, le FEW risque d’égarer ses lecteurs davantage par les informations supplémentaires qu’il en donne, qualifiant chapelle de ‘terme de marine’ et le datant de 1687. Ces erreurs s’expliquent probablement de la façon suivante: désignant d’abord en latin ‘les vases liturgiques’ (DHLF, avec la date de 811) qui auraient été gardés dans une chapelle, le mot a pris le sens du coffre qui contenait ces vases, soit qu’ils étaient des objets personnels ou que le célébrant officiait en dehors de son église. Un coffre pareil aurait été nécessaire, par exemple, pour célébrer la messe en haute mer. La date de 1687 est très loin du but. L’anglo-latin ( DMLBS 2 capella.5) définit le mot comme suit: ‘set of vestments or other equipment for divine service’ et en donne une foule d’exemples, dont le premier est de 1052.  p231 

    Toute la matière lexicologique que nous avons examinée jusqu’ici dans les documents de Durham nous porte à croire que les cloisons étanches dressées par le passé entre le latin médiéval, l’ancien français continental, l’anglo-français et le moyen anglais sont plus fragiles qu’on ne le suppose généralement. Souvent, comme dans le cas de parures et de chapelle, on a de la peine à décider si l’on a affaire à l’une ou à l’autre langue. Pour ne donner que deux exemples parmi tant d’autres: ‘1 studmer cum pullo et 2 fylys’ (399:1404). Dans cette phrase studmer (‘stud-mare’ en anglais moderne – ‘jument poulinière’) et pullo (‘poulain’) dérivé du latin ne posent pas de problème, mais l’origine du mot fylys (‘pouliches’) n’est pas tout à fait claire. Pour le OED l’anglais moderne ‘filly’ remonterait, peut-être, au vieux norois ‘fylja’. Il s’apparente étymologiquement à l’anglais moderne ‘foal’, qui, lui aussi, est d’origine germanique et montre le changement phonétique très connu du ‘p’ latin initial en ‘f’ des langues germaniques qui le relie au latin pullus. D’après le dictionnaire, ‘filly’ fait son apparition en moyen anglais au début du quinzième siècle, ce qui cadre parfaitement avec le témoignage des livres de comptes de Durham. Mais il ne faut pas en rester là de cette question. ‘Foal’ existait déjà en vieil anglais et désignait en principe le poulain, mais il s’appliquait aussi à la pouliche, comme aujourd’hui en anglais moderne. C’est peut-être pour remédier à cette ambiguïté que filius et filia ont fait leur entrée en anglo-latin pour désigner respectivement ‘le poulain’ et ‘la pouliche’. Dans le DMLBS on voit que Bede employait le terme filius equae au début du huitième siecle et que le féminin filia est attesté au sens de ‘pouliche’ dans les premières années du quatorzième. L’hypothèse d’une origine noroise pour ‘filly’ n’est pas nécessaire: c’est au latin qu’il faut s’adresser pour en expliquer l’origine. Mais il n’est pas nécessaire non plus d’attendre jusqu’au quinzième siècle pour voir la première attestation du mot en anglais: tout comme filia en anglo-latin, ‘filly’ est bel et bien cantonné dans le lexique anglais dès le début du quatorziéme siècle. Dans son Traité Walter de Bibbesworth accorde une grande importance à l’explication des cas d’homonymie qui risquent de prendre au dépourvu les Anglais qui apprennent le français. Deux des manuscrits du Traité qui remontent à la première partie du quatorzième siècle glosent le français poutre par le moyen anglais ‘filie’. Bibbesworth fait le départ ici entre les deux valeurs de ‘poutre’ – ‘pouliche’ et ‘grosse pièce de bois équarrie’:

    ‘Au piler de souz le poustre (moyen anglais ‘wyver treo’) De chevestre liez la june poustre (moyen anglais ‘the filye’) ‘ (ms. London, British Library, Additional 46919, f.12vb; ‘E au piler desouz le poutre (moyen anglais ‘a wyvertre’) De chevestre liez le poutre (moyen anglais ‘a filie’) ‘ (ms. Cambridge, Trinity College 0,2,21 f. 131v). p232 

    C’est peut-être l’existence de filly qui a empêché l’adoption en anglais de ‘poutre’.

    Finalement, le cas de baudrier offre un bon exemple des difficultés que soulève toute tentative d’expliquer de façon sûre l’histoire du français médiéval en Angleterre et aussi en France même. En 1438-39 un certain John Botman de Durham reçoit la somme de quatre ‘shillings’ ‘pro reparacione cordarum et le (l. lé) baudrikes pro campanis’ (408). L’article défini lé suggérerait que baudrikes est un terme français, mais le OED  (baldric) donne une citation latine de 1428 où ‘baudryk’ est déjà traité comme un mot anglais. Les informations données par les dictionnaires historiques du français concernant ce mot sont plutôt brouillées. Godefroy sépare baldré, baldroi et baudrier, les traitant comme des vocables distincts, mais ignore tout à fait baldric/baudric. Tobler-Lommatzsch fait la même distinction entre baudré et baudrier, tout en donnant des exemples de baldré, baldrei et baldred sous baudré, mais, à l’instar de Godefroy, sans faire mention de baldric/ baudric. Cependant, le FEW affirme que le mot dérive de balderich (1.213b). Par conséquent, vu que baldré et baldred sont attestés en anglo-français dès le douzième siècle dans Li quatre Livre des Reis, (Curtius, 1911: 92 & 36) et que le OED (baldric) cite une forme anglaise ‘baudry’ (c.1300) qui doit dériver de l’anglo-français, on serait tenté de croire que baldric/baudric est un emprunt tardif en anglais et provient peut-être d’une source germanique. Pour improbable que cela puisse paraître, cette hypothèse est renforcée par une autre citation en anglais dans le OED qui emploie bauderyk vers 1340 et aussi par la présence dans Teaching and Learning Latin … d’une glose balteus: baudric datant de la fin du treizième siècle ou du début du quatorzième (Hunt, 1991: ii 55), à côté de bauder, baudré, baudree et baudri (qui, comme nous venons de voir, est peut-être du moyen anglais). Partout dans cet ouvrage de grande envergure on se heurte à des problèmes d’identité: comme nous avons remarqué plus haut, les langues sont tellement enchevêtrées qu’il est souvent difficile, sinon impossible, de savoir si le glossateur entend s’exprimer en anglo-français ou en moyen anglais. En plus de son histoire morphologique, l’histoire sémantique de baudrier, du moins telle qu’elle est esquissée dans le nouveau DHLF, laisse à désirer. Sous baudrier le dictionnaire affirme qu’il était ‘d’abord employé à propos d’une lanière de cuir (servant à sonner les cloches)’ et date cette acception de 1387. Cette assertion se base sans doute sur une seule citation donnée par Godefroy (1.603b-c) et n’est pas très loin de la date où le terme est emploié dans ce sens à Durham. Cependant, c’est seulement en ne tenant aucun compte des autres citations fournies par Godefroy et Tobler-Lommatzsch sous baldré, baudré et baldroi pour le douzième et p233  treizième siècles qu’on peut arriver à cette conclusion, c’est-à-dire en traitant toutes ces formes du même mot comme si elles étaient des vocables indépendants. D’ailleurs, immédiatement après l’article baudrier dans Godefroy se trouve baudroier   ‘apprêteur de cuir épais, corroyeur’: un certain ‘Guillaume le baudraer’ est mentionné dans une charte de 1295, presque cent ans avant la date donnée par le DHLF pour l’introduction de ‘baudrier’ en français. Autrement dit, l’ouvrier aurait devancé d’un siècle le produit de son travail: le dictionnaire met la charrue devant les boeufs. D’ailleurs, il est rare qu’un sens spécialisé d’un mot en précède chronologiquement le sens général. Dans le cas de ‘baudrier’ son association avec les cloches est certainement postérieure à son emploi courant dans le sens de ‘lanière de cuir’. La morale de cette petite excursion dans l’histoire d’un mot médiéval tout à fait ordinaire est qu’on doit se méfier des apparences: en passant par les dictionnaires il faut toujours remonter aux sources, où la sémantique prime tout.

    Les livres de comptes de l’abbaye de Durham s’étendent du commencement du quatorzième siècle jusqu’au seizième et le mélange linguistique qu’ils contiennent change en conformité avec l’evolution de la société. Au fur et à mesure que le quinzième siècle avance, l’anglo-français est remplacé de plus en plus par le moyen anglais. Le nombre de mots purement anglais augmente, mais aussi l’élément français revêt un aspect de plus en plus anglais. Ce phénomène se répète ailleurs en Angleterre dans une foule de documents administratifs, juridiques et commerciaux conservés dans les archives qui jusqu’alors n’ont pas vu le jour. Tous ces recueils mériteraient un examen soigné de la part des philologues, surtout en ce qui concerne le vocabulaire, mais ils ne l’ont pas reçu jusqu’ici à cause de leur hétérogénéité et aussi de leurs dates tardives. D’après l’opinion reçue, le français insulaire perdait du terrain tout au long du quatorzième siècle, au point de n’être plus un moyen de communication valable au début du quinzième. En effet, en 1362 le Parlement avait voté un projet de loi qui visait à bannir le français du système judiciaire et, partant, du Parlement lui-même. Mais, chose significative, la langue dans laquelle ce bannissement est couché est le français. Ce fait indique clairement que les scribes continueraient à avoir automatiquement recours au français quant il était question de rédiger un document pour la postérité. D’ailleurs, cette pratique restait en vigueur longtemps après 1362. Deux générations de ‘clercs’ qui n’étaient même pas nés en 1362 recevraient dans les écoles une formation professionnelle qui leur permettrait d’exercer leurs fonctions en français (Richardson, 1941, 1942a, 1942b), et la quantité des documents juridiques, administratifs et commerciaux rédigés en français au cours de la deuxième moitié du quatorzième siècle et même au-delà apporte un témoinage  p234 irrécusable de sa vigueur dans la vie officielle. Ce n’est que vers le milieu du quinzième siècle qu’il cède la place définitivement à l’anglais.

    La raison de cette longévité n’est pas difficile à trouver. Le français avait fait partie intégrante de la vie intellectuelle en Angleterre depuis la Conquête: aucun décret ne pouvait l’écarter d’un jour à l’autre. Même quand les Rotuli Parliamentorum adoptent l’anglais vers le milieu du quinzième siècle, l’ancien lexique français ne cesse d’affleurer, un peu comme des rochers dont la présence dans la mer ne se révèle qu’à marée basse. La grammaire des Rotuli est celle de l’anglais en matière d’articles, prépositions, adverbes, conjonctions, etc., mais le vocabulaire administratif reste celui de l’anglo-français avec ses désinences en moins. Le français n’a jamais disparu de l’Angleterre. Du onzième jusqu’au quinzième siècle les classes cultivées vivaient dans une société où deux vernaculaires et un latin officiel s’employaient et s’entremêlaient quotidiennement. C’est au cours de ce quinzième siècle que le vernaculaire anglais de la masse de la population a fini par absorber le français des lettrés, mettant ainsi un terme à un processus plus que centenaire. Des documents comme ceux que nous ont laissés les religieux de Durham nous permettent de saisir sur le vif le progrès de cette évolution.

    Cette présence séculaire de deux vernaculaires en plus d’une langue d’apparat, pour ainsi dire, fait que le problème soulevé récemment par Glessgen à propos des rapports entre le latin médiéval et les vernaculaires romans est d’autant plus compliqué en Angleterre que sur le continent.

    ‘Auch ist es in den romanischen Ländern nicht sinnvoll, die Verklammerung der romanischen Schriftsprachen mit dem Mittellatein zu unterschätzen, das im ganzen Mittelalter die Funktion einer Dachsprache hatte. Mitellatein und Romanisch greifen vor allem in der Lexik auf sehr komplexe Weise ineinander. So entstanden z. B. alle lexikalischen Neuerungen, die sich seit dem 9. oder 10. Jahrhundert vollzogen haben, auch im Mittellateinischen auf der Grundlage des Wortschatzes und der Ableitungsregeln volkssprachlich denkender Menschen” (Glessgen 1996, 411)’ 2

    Comme le montre le DMLBS l’anglo-latin du moyen âge est fortement infIuencé à la fois par l’anglo-français et aussi par le moyen anglais des “volkssprachlich denkender Menschen”. Cependant, à leur tour ces deux vernaculaires ne cessent de s’influencer l’un l’autre. Frankwalt Möhren a certainement raison quand il nous met en garde contre la notion facile d’une “spécificité” anglo-normande par rapport à l’ancien français continental avant le quatorzième siècle (1997, 127), et les observations de Gilles Roques sur les interférences p235  entre l’anglo-normand et le picard vont dans le même sens (1997, 197). Ce dernier met le doigt sur le noeud du problème quand il parle de “rééquilibrer, peut-être, le panorama qui penche outrageusement en faveur de l’anglo-normand” (1997, 191). Il entend par là que le déséquilibre actuel entre le niveau de recherches sur le français mediéval en Angleterre et en France en dehors du registre littéraire fausse la réalité linguistique au bénéfice de l’anglo-normand. Il aurait pu ajouter que cette réalité est doublement faussée par l’absence en Angleterre même d’études linguistiques comparatives qui traiteraient sur un pied d’égalité l’anglo-latin, l’anglo-français et le moyen anglais.

    W. ROTHWELL

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Notes

1. Je dois ces informations à Madame Jefferson. [back]
2. Je suis redevable de cette référence à Monsieur D. A. Trotter. [back]